Les décrets du 2 décembre 2020 ont été publiés au Journal Officiel le 4 décembre. Ils concernent la sécurité publique et la sûreté de l’État. Le Conseil d’État les a approuvés le 5 janvier 2021. Selon lui, ces derniers ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’opinion, de conscience, de religion ou syndicale. Dès lors, comment expliquer les inquiétudes tenaces des syndicats et des associations ?
Le Conseil d’État forme la plus haute juridiction administrative en France. D’une part, il est juge de cassation des arrêts des cours administratives d’appel. D’autre part, sa compétence couvre la connaissance en premier et dernier ressort de certains litiges. Par exemple, les recours pour excès de pouvoir dirigés contre les décrets.
Le 5 janvier 2021, il s’est prononcé sur l’entrée en vigueur des décrets du 2 décembre 2020. Et ce, après avoir été saisi en référé par plusieurs centrales syndicales. Parmi elles, le Syndicat de la magistrature et le Syndicat des avocats de France. Ces décrets élargissent les possibilités de fichage par la police et la gendarmerie. De plus, ils renforcent les fichiers du renseignement territorial et les enquêtes administratives.
Décrets du 2 décembre 2020 : contexte et fichiers concernés
La publication des décrets n° 2020-1510, n° 2020-1511 et n° 2020-1512 intervient dans un climat hautement sensible, lié notamment à la série de mesures restrictives mises en place ces derniers mois par le gouvernement français en réponse à l’épidémie de SARS-CoV-2 et ses impacts sanitaires. Et ce, à travers l’instauration de lois d’état d’urgence successives, pointées du doigt par leurs détracteurs comme autant de dérives liberticides et totalitaires.
Dans les faits, ces décrets modifient plusieurs dispositions du Code de la Sécurité Intérieure relatives au traitement de données à caractère personnel. Ils portent sur trois fichiers existants :
- PASP pour Prévention des Atteintes à la Sécurité Publique, le fichier destiné à la police.
- GIPASP pour Gestion de l’Information et Prévention des Atteintes à la Sécurité Publique, celui destiné à la gendarmerie.
- EASP pour Enquêtes Administratives liées à la Sécurité Publique, utilisé lors du recrutement de fonctionnaires sur des postes sensibles.
Les motivations du ministère de l’Intérieur
Les nouveaux décrets relatifs aux fichiers PASP et GIPASP concrétisent et vont au-delà des dispositions prévues par le projet de fichier Edvige. Celui-ci fut abandonné en novembre 2008 cinq mois après sa présentation, à la suite de (trop) nombreuses controverses. Le nouveau décret concernant le fichier EASP, lui, fait écho à l’attaque terroriste ayant eu lieu à la préfecture de police de Paris en octobre 2019.
Cet événement, à l’instar des autres attaques terroristes qui endeuillent la France depuis plusieurs années, constitue le point d’appui du ministère de l’Intérieur pour justifier le renforcement de la prévention des actes de violence et la lutte contre le terrorisme. Mais aussi l’instauration même de ces nouveaux décrets.
Les craintes des syndicats et des associations
Du côté des syndicats et des associations, on s’interroge sur la potentielle dangerosité de ces trois décrets et le flou qu’ils entretiennent. En premier lieu, quant au fait qu’ils ne se limitent plus à recenser les activités des personnes mais également leurs opinions. D’autre part, quant au fait qu’ils aillent au-delà de la seule notion de « menace à l’ordre public ». Enfin, du fait « qu’ils légalisent a posteriori une pratique jusque-là illégale, au même titre que la loi sur le renseignement », comme le souligne Arthur Messaud, juriste et porte-parole de l’association La Quadrature du Net, spécialisée dans les défense des libertés publiques.
Les inquiétudes des syndicats et des association perdurent. Et ce, malgré le rejet de leurs requêtes par le juge des référés du Conseil d’État le 5 janvier dernier. En effet, celui-ci a estimé « qu’en l’état de l’instruction, les trois décrets du 2 décembre 2020, qui limitent la collecte et l’accès aux données concernées au strict nécessaire pour la prévention des atteintes à la sécurité publique ou à la sûreté de l’État, ne portent pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’opinion, de conscience et de religion, ou à la liberté syndicale. »
Quelles modifications majeures engendrent les trois décrets du 2 décembre 2020 ?
Voici un état des lieux des principales dispositions inédites introduites par le gouvernement français dans le Code de la Sécurité Intérieure, à travers ces trois décrets du 2 décembre 2020.
Fichage en fonction des opinions et des appartenances
Le projet Edvige ne prévoyait de ficher que les « activités » individuelles susceptibles de compromettre la sécurité publique et/ou la sûreté de l’État. Contrairement à lui, les fichiers PASP, GIPASP et EASP contiendront désormais des éléments sur les opinions politiques et syndicales. Ainsi que sur les convictions religieuses, philosophiques et les habitudes de vie. Ces modifications ne figuraient pas dans le projet initial soumis à la CNIL.
En outre, les décrets du 2 décembre 2020 dépassent la seule notion de « menace à l’ordre public ». En effet, le fichage des personnes qui peuvent porter atteinte à la sûreté de l’État, du territoire et des institutions républicaines est également possible. Toutefois, les syndicats rappellent dans leur communiqué unitaire que « l’enregistrement de personnes dans le traitement fondé sur la simple appartenance syndicale » demeure interdit.
Fichage en fonction des comportements sur les réseaux sociaux
Identifiants, photos et commentaires postés sur internet : les trois nouveaux décrets renforcent la surveillance sur le web, en particulier sur les réseaux sociaux. Dans ce sens, la CNIL précise que « seules les informations mises volontairement en ligne par leurs propriétaires en source ouverte, sans qu’elles soient conditionnées à un accès particulier, pourront être consultées et collectées. »
De plus, elle indique que la collecte des mots de passe demeure exclue. Enfin, elle maintient que certaines catégories de données (et leur périmètre) sont « toujours rédigées de manière trop large ». Comme celles relatives aux activités sur les réseaux sociaux.
Collecte des données de santé
En parallèle, les services du renseignement territorial pourront désormais ficher les personnes dont les données de santé révèlent une « dangerosité particulière ». Tout comme celles « relatives aux troubles psychologiques ou psychiatriques obtenues conformément aux dispositions législatives et réglementaires en vigueur. »
Ces modifications interrogent, notamment quant à la préservation du secret médical. Pour rappel, les controverses liées au projet Edvige avaient mené à l’exclusion des données de santé. Entre autres, dans les traitements PASP et GIPASP.
Recherche et collecte des données à partir des photos
La CNIL observe que « la mention relative à la possibilité d’effectuer une recherche à partir des photographies a été supprimée des décrets concernant les traitements PASP et GIPASP ». Ceci suppose qu’elle est maintenue dans le cadre du décret portant sur les traitements EASP. Ils visent à prévenir le recrutement de personnes potentiellement dangereuses ou radicalisées.
En réalité, la reconnaissance faciale est toujours en développement dans l’application gouvernementale. La CNIL a souligné au ministère de l’Intérieur que « les informations collectées porteront principalement sur les commentaires postés sur les réseaux sociaux et les photos ou illustrations mises en ligne ». Au ministère ensuite de recouper le résultat. Sans quoi, aucune conséquence directe ne pourra affecter la personne concernée.
Décrets du 2 décembre 2020 : nouvelles cibles, nouvelles connexions
Les modifications initiées par les nouveaux décrets visent non seulement à mieux surveiller l’activité des personnes physiques. Mais aussi celle des personnes morales et des groupements de fait. Par conséquent, leur fichage est maintenant possible. Cette disposition répond au projet de loi contre le séparatisme et au contrat républicain aux associations voté le 5 février 2021.
En parallèle, les décrets du 2 décembre 2020 renforcent les connexions des fichiers PASP, GIPASP et EASP avec d’autres fichiers de police. Par exemple, avec le fichier de Traitement des Antécédents Judiciaires (TAJ), le Fichier des Personnes Recherchées (FPR) et le système des permis de conduire. De plus, outre les agents publics, les policiers et les gendarmes, les procureurs peuvent à leur tour y accéder.